samedi 3 décembre 2016

UNE BONNE GROSSE DINDE POUR NOËL !

Exceptionnellement pour Noël, le blog Riffle Noir reprend du service !

Il vous propose la lecture de cette nouvelle écrite par Eric Lefebvre, auteur de Sortie Lens-Est, Requiem pour un toubib et Les éperons maudits !

Bonne lecture, et très bonne fin d'année 2016!

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UNE BONNE GROSSE DINDE
POUR NOËL !

par Eric Lefebvre (c)2016



     Il avait faim. Une faim atroce, puissante, obscène même, une faim triomphante qui tenaillait son corps et dévorait son esprit. Depuis déjà quelques jours, il la sentait monter en lui ; d’abord un vague petit creux et puis, envahissant petit à petit chaque parcelle de son corps, chaque fibre de son être, la fringale s’était muée en un féroce appétit, une violente envie. Cette sensation obsédante dominait tout le reste, Il ne dormait plus, ne vivait plus. Toute son énergie n’était tendue que vers un seul but, assouvir, calmer, apaiser cet irrépressible besoin.

    Tel un junky en manque, le malaise menaçait de l’emporter à chaque instant. Ses muscles, régulièrement agités de secousses, lui rappelaient de façon cocasse que le corps humain en comptait six cent cinquante-six. Autant de raisons d’avoir mal. Une amertume acide lui rongeait l’estomac. La nausée montait, puis redescendait, montait puis redescendait, inlassablement. Trouver quelque chose à se mettre sous la dent devenait plus qu’urgent, vital. Il s’arrêta un instant pour enfoncer la capuche de son sweat sur sa tête. Cela pinçait sec ce soir ! Ne manquait plus que la neige ! Saloperie de temps !

    De lourds nuages noirs s’étaient répandus sur la ville, comme autant de corbeaux affamés sur un cadavre bien dodu. Une authentique chape de tristesse et de désespoir, l’impression de vivre dans une boîte, tel un rat de laboratoire. La nuit venait de tomber, sans crier gare, à presque s’écraser la tronche sur le trottoir. « Nous vivons actuellement les journées les plus courtes de l’année, mais le solstice d’hiver verra le retour de la lumière», avait gazouillé la sémillante miss Météo du journal de midi. Le solstice, la lumière, la plupart des gens n’en avaient rien à foutre. Ils ne demandaient pas la lumière, tout ce qu’ils voulaient c’était fêter la naissance du père Noël et s’en mettre jusque là. Et tant pis pour le diabète ou le cholestérol. ON ALLAIT FAIRE LA FÊTE ! La joie et la bonne humeur étaient obligatoires et bâfrer, un devoir. Autour de lui, toute une humanité fébrile allait et venait, les bras chargés de cadeaux ou de victuailles, sans même lui jeter un regard, le laissant seul en proie à sa dévorante envie.

    Une bonne grosse dinde pour Noël !

   L’idée s’était imposée comme ça, d’un coup et depuis ne le quittait plus. Il l’imaginait ronde, opulente et succulente à souhait, la chair ferme, mais néanmoins fondante sous le couteau. Il en salivait d’avance. Oui, mais voilà… Le réveillon du 24 décembre se rapprochait dangereusement et pas le moindre gallinacé, même rachitique, à l’horizon.

    Dans une poignée d’heures, ce sera le top départ et la France entière était dans les starting-blocks. Toutes lumières dehors, d’affriolantes vitrines lançaient des clins d’œil énormes aux derniers chalands et faisaient la retape en murmurant à l’oreille des porte-monnaie: venez, venez, entrez, laissez-vous tenter, laissez-vous faire, achetez, dépensez… C’était une surenchère de couleurs, de dorures, de lumières et de musiques. Chacune rivalisait d’imagination et d’audace, pour attirer les retardataires et soulager en douceur leurs comptes en banque, jusqu’au dernier centime. Lui, avançait seul sur son chemin sans leur accorder l’aumône d’une quelconque attention. Il savait qu’il avait choisi une voie difficile. Mais c’était sa voie.

    La fête, les cadeaux, la joie, tout ça, ce n’était pas son trip, mais impossible d’y échapper.

    Un bus traversa soudain son champ de vison. Sur ses flancs, une gigantesque pub pour une enseigne de la grande distribution proclamait : « Faites vos achats de Noël et payez dans deux mois, sans frais ». La belle arnaque ! La bûche se payait à la Saint Valentin, les crêpes de la chandeleur se réglaient à Pâques et les œufs en chocolat, fin juin. C’est comme ça qu’on tenait les foules ; il y avait toujours quelque chose à payer. Consommer semblait d’ailleurs être le dernier avatar du patriotisme. Un bon citoyen ne donnait plus son sang, mais ses sous. Et tout était fait pour qu’il crache son artiche, son flouze, son blé. Des petits malins avaient même importé des USA le « Black Friday » qui avait fait quelques jours auparavant des ravages sur le net : réalisez votre achat en moins de vingt secondes. Le « binge drinking » version consumériste.

    Il traîna encore un peu au hasard, guettant, sans y croire vraiment, une bonne fortune, mais l’heure avançait et les rues se vidaient, inexorablement. Il n’y aurait bientôt plus que les chiens errants, les réprouvés, les marginaux ou les originaux pour encore mettre le nez dehors. La majorité des gens se dépêchaient de regagner leur cocon douillet pour s’extasier devant un sapin en plastique en découvrant des cadeaux improbables, avec la satisfaction du devoir accompli. Tel un automate, mais un automate affamé, il mettait un pied devant l’autre, presque étonné de voir que cela le faisait avancer. Silhouette grise et anonyme, égarée dans un monde qu’il regardait avec un détachement d’entomologiste. Mais l’idée de croquer à pleines dents une bonne grosse dinde pour Noël, bien juteuse et bien grasse, s’éloignait de lui à la vitesse de la lumière. Va où la faim te mène, se répétait-il jusqu’à vider les mots de leur sens, va où la faim te mène. Va où la faim te mène…

    Etait-ce un signe de la providence, il n’y croyait plus, mais Il finit par échouer en périphérie de la grande ville, dans un quartier oublié sinon des hommes, du moins des urbanistes. Un quartier où même le Père Noël aurait hésité à déposer sa hotte.
Tel un fanal dans la nuit noire, la lumière d’une baraque à frites luisait dans le lointain. Le Petit Poucet n’aurait pas rêvé mieux. Imitant la phalène attirée par l’éclat trompeur de l’ampoule électrique, il se laissa porter vers elle. « La frite enchantée », le nom accrocheur en lettres rouges sur fond blanc se devinait de très loin. Coincée entre un bureau de poste et un transformateur électrique, la camionnette semblait avoir été posée là pour offrir un halo de chaleur et d’humanité aux exclus de la fête. Une véritable « île au trésor », avec un trésor autrement plus tentant que de vulgaires pièces d’or ; de merveilleux bâtonnets de pommes de terre, dorés à souhait. Sous l’auvent précaire battu par le vent glacial, deux naufragés essayaient de se réchauffer. Un petit mec, maigre et voûté, tapait la discute avec une belle de nuit, toute vêtue de cuir et plutôt à l’aise avec ses rondeurs. De loin, la conversation semblait animée ; le type mimait, à grand renfort de gesticulations, une scène extraordinaire extraite du livre de sa vie. Du patron, on ne devinait que les avant-bras musclés, les mains poilues et un tablier blanc maculé de graisse. Sa voix de basse semblait venir d’outre-tombe et contrastait avec les intonations nasillardes du gnome. La fille se contentait d’écouter et applaudissait aux pitreries de son compagnon d’infortune. La buée de leur haleine se voyait de loin. Un instant indécis, Il s’arrêta. La faim lui déchirait l’estomac de façon atroce. Oui, non, oui… C’était trop tentant. Au fur et à mesure de sa progression, des bribes de conversation lui parvenaient avec de plus en plus d’acuité ….Putain, qu’est-ce qu'i caille… et ce vent de merde… peut-être un Noël blanc… en tout cas, pour nouvel an, j’me déguise… Mais, t’es déjà déguisé… Il n’était maintenant plus qu’à un jet de canif du havre tant espéré. La fille avait un coca à la main, le type, une canette de bibine de taille XXL. Il désigna sa barquette de frites posée sur le comptoir et apostropha le maître des lieux :

    — Hé Jackie, mets-moi donc d’ la sauce samouraï.
    — T’as décidé de devenir un homme, s’esclaffa le patron. C’est trop fort pour toi, man !
    — Fais pas chier, c’est Noël, fit le gnome. Il rota vigoureusement, déclenchant l’hilarité générale.

    Parvenu pratiquement sous l’auvent, l’odeur grasse et chaude de la friture satura ses narines. La fille s’arrêta soudain de rire et le dévisagea un long moment. Blonde, les mèches rebelles, un gloss un peu trop glossy et autour des yeux, du fard à paupières, appliqué sans retenue. Un blouson et une jupe en simili cuir, des bas résille noirs à large maille et des bottillons fourrés. Très loin des canons esthétiques habituels, elle sentait bon la trentaine ballotée par la vie, le genre de beauté canaille qu’il affectionnait, particulièrement. Ils se dévorèrent goulûment des yeux en silence, à savoir qui aurait le plus d’appétit. Le maigrichon se retourna en titubant et faillit aller embrasser le bitume.

    — Gaffe Momo, ricana la fille, tu ne vas pas passer l’année.
     Mais elle n’avait soudain plus d’yeux que pour le nouvel arrivant :
    — Hé Jackie, vl’à un client, fit-elle au patron, en décochant un clin d’œil appuyé à l’inconnu.
    — Ah merde, s’exclama ce dernier avec mauvaise humeur, j’viens juste d’éteindre mon huile, j’rallume plus !
    
    Le ton était sans appel. Elle eut un haussement d’épaules désolé, qu’elle ponctua d’un sourire enjôleur. Il lui rendit son sourire, puis rebroussa chemin, la tête volontairement basse. Il fit quelques mètres, quand une main accrocha sa manche droite. La fille lui lança :
    — Hé, Cow-boy, où tu vas ? T’es seul ?
    — Plus maintenant !
    Un sourire radieux éclaira son visage. C’était la réponse qu’elle attendait : un prince charmant le soir de Noël ! Un prince charmant pour elle toute seule encore. Elle l’entraîna par le bras et ils s’éloignèrent dans la nuit sans se retourner.

     — Tu t’appelles comment cowboy ? 
     — Jacques. 
     — Moi, c’est Lola… L-O-L-A, tout simple ! 
   — Ah Lola-Lola, déclama-t-il soudain en prenant une pose de comédien, que de souvenirs ! 
    — T’es un drôle de zèbre toi.
     Elle éclata de rire. Les rues étaient désertes. Ils firent encore quelques pas, bras dessus, bras dessous, comme un couple d’amoureux ordinaires. Elle se cramponnait à lui avec une rage désespérée, comme un noyé s’agrippe à une planche échappée du naufrage. Elle essaya de capter son regard :

    — À la façon qu’ t’as eue de me mater, j’ai tout de suite vu qu’t’avais une idée derrière la tête, cowboy. Eh bien moi aussi, j’en ai une d’idée… et si ça se trouve, c’est la même.
     
    Il se contenta de la jauger en silence, avec une gourmandise non dissimulée. Le parfum de cette fille, son haleine sucrée, sa présence animale et chaude à ses côtés, lui envoyaient des ondes brutales et intenses dans tout le corps. Un désir violent le prit au creux des reins. La belle essayait toujours de capter son attention :

     — Hé cow-boy, regarde-moi, j’ai envie de te dire oui !

    Sans dire un mot, il l’entraîna dans une courée toute proche. La lumière anémique de l’éclairage urbain créait des ombres inquiétantes sur les portes et les fenêtres, toutes murées, des anciennes habitations. Une spirale de papiers gras voletait sur de tristes pavés usés par la rudesse de la vie. Pas un chat, ou presque : un matou en maraude sauta d’une montagne de détritus et s’enfuit à leur approche. Il la coinça contre le mur de brique, et planta son genou entre les cuisses de sa conquête. Tandis que sa main gauche l’immobilisait, sa main droite explorait le corps de sa proie. Des jambonneaux fermes, un petit bedon bien rebondi et des seins, des seins, des seins !

    Elle minauda :
     — Hum t’es un sauvage toi ! Allez cow-boy, vas-y, fais de moi ce que tu veux !

    Il eut un sourire carnassier. Une bonne grosse dinde pour Noël, le pied ! À emporter ou à consommer sur place ? Il sourit intérieurement. Sur place et sans plus tarder. Elle lui palpait le bas-ventre avec insistance, cherchant sa braguette et s’exclama :

     — Ouah l’autre, t’es drôlement en forme. Moi aussi tu sais.
    
    Elle se frotta langoureusement sur sa cuisse avant de reprendre son exploration.
    
    — Eh cowboy, comment qu’on fait pour sortir ton engin ? C’est quoi ce fute ! y’a que du plastique partout. T’es dans le SM ou quoi? Elle rit bruyamment.

   Il lui adressa un sourire plein de sous-entendus. Sa capuche dissimulait une paire d’écouteurs, Il pressa un bouton dans sa poche de poitrine et les riffs de guitare d’Éric Clapton accrochèrent soudain ses neurones. C’était parti pour quatre minutes de « Motherless children ». Quatre minutes hors du temps. Quatre minutes où Il n’était plus là que pour lui-même et pour son désir. Un désir tout puissant qui réclamait son dû. Son esprit était en fusion, son cœur battait à tout rompre, son sexe était tendu, douloureux.

    — Alors cowboy, s’impatienta la belle, comment qu’on fait pour sortir ton bazar.

    Pour toute réponse, il lui ouvrit le blouson, releva son pull mohair au-dessus des seins, lui arracha le soutien-gorge et commença à caresser son ventre d’un blanc laiteux. La fille se laissait guider par le rythme de ses caresses, et se frottait en cadence sur la cuisse tendue entre ses jambes. La langue sortie, elle essaya d’attraper sa bouche, mais ce n’était pas cela qui l’intéressait. Il la plaqua fermement contre le mur.

    — Eh, tu m’ fais mal, cria-t-elle avec une pointe d’inquiétude dans la voix. J’peux plus respirer.

    Elle tourna la tête pour essayer de prendre une goulée d’air, ses boucles d’oreille en pierre de lune captèrent un court instant la lumière sale du lieu. Ce fut comme un signal. Il fouilla dans la poche de son sweat et prit le mouchoir trouvé quelques minutes plus tôt dans un caniveau. Il l’enfonça profondément dans la bouche de la fille.

    Une lame apparut soudain dans sa main. Tel un naja crachant son venin, il lui fendit le ventre du pubis au sternum. Aussi brutal que précis. Il fit encore deux incisions sous-costales de chaque côté. N’étant plus retenus par la paroi abdominale, les viscères glissèrent lentement sur les cuisses de la fille. Explorant les entrailles encore chaudes et palpitantes, la lame, devenue presque autonome, allait et venait avec une adresse toute chirurgicale. La musique de Clapton saturait son esprit. Il scruta le regard de sa proie : la joie s’était muée en surprise et tout de suite après, en terreur. Une terreur intense, irraisonnée, assortie d’une souffrance exquise. Un cocktail enivrant. Au-delà de ce qu’il était possible d’espérer.

    L’orgasme le cueillit presque par surprise. Au même moment, il sentit le corps de sa proie se transformer en une poupée de chiffon. La lumière qui une seconde plus tôt animait encore son regard venait de s’éteindre, définitivement. Il la laissa glisser le long du mur et la belle s’écroula sur le bitume en une posture grotesque. Dans ses oreilles, « Slow Hand» se déchaînait. Penché en avant, il s’appuya quelques secondes contre le mur, respirant profondément. L’odeur douçâtre du sang mêlée à celle, plus forte, des viscères, agissait comme un rail de coke. Cependant - et c’était la même chose à chaque fois - après l’acte, il se sentait vidé, vidé comme s’il venait de courir un marathon, vidé, mais apaisé. Il jeta un coup d’œil aux alentours. Personne. Mais qui se souciait d’une bonne grosse dinde dévorée un soir de réveillon ? Venait maintenant le moment critique, mais toujours excitant, du retour à la vie civile. Un peu plus loin, il se glissa dans l’ombre d’une porte cochère, ôta son sweat ainsi que la combinaison qui le protégeait de la tête aux pieds. Il s’était entraîné des dizaines de fois et pouvait changer de tenue en moins de deux minutes.

    Il effaça ensuite les restes du somptueux festin qui maculaient ses bottines et mit tous les déchets dans un petit sac à dos. Il ne laisserait aucune trace derrière lui. Mains et avant-bras étaient recouverts d’un gel de silicone qu’il avait mis au point. De ce côté-là, non plus, rien à craindre. Les sensations étaient garanties, mais sans aucun risque.

    Et demain, lorsqu’à l’institut de médecine légal, l’OPJ lui demanderait : « Alors docteur, qu’en pensez-vous ? », il pourrait à loisir contempler son œuvre, sous la lumière crue du scialytique.
 
Noël 2016.
Pour les B Sisters.



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