samedi 15 juin 2013

Rouge cristal : deuxième extrait

Avec Rouge cristal, Dirck Degraeve vous livre le quatrième volume de la série Jacobsen-Maresquier dans le cadre de sa ville fictive Saulmères.

 
La quatrième enquête de Jacobsen est ancrée dans la réalité économique et sociale du Nord-Pas-de-Calais.

 
Quels sont les secrets jalousement gardés de la famille Dupont propriétaire du site industriel de l’immense verrerie du groupe Saulver ? Quelle obscure vengeance se dissimule-t-elle sous le couvert des exactions et des crimes du groupe terroriste NORD-ROUGE ?
 
 
 
Rouge cristal
Extrait 2

  Je reprends. Elle le fixa de ses yeux d’un bleu lumineux, des yeux de petite fille naïve, songea-t-il, pour s’assurer de son attention. On vient de nous annoncer l’assassinat d’une certain Serge Mendès, rue du Sautoir. Vous voyez où elle se situe ? Elle est perpendiculaire à la rue de Lille et bordée de logements plutôt délabrés soit dit en passant. Elle semblait fière d’étaler sa connaissance récemment acquise de la ville. L’un d’entre vous a-t-il déjà entendu parler de ce type ? 
 
  – Je crois qu’il édite une sorte de libelle bimensuel de tendance anarchisante, répondit Jacobsen jouant au bon élève, Le Rat musqué ou quelque chose d’approchant. 
 
  – En effet, commandant. Il a été retrouvé par son amie, poignardé dans une pièce du rez-de-chaussée qui lui servait d’atelier. C’est elle qui nous a prévenus. Ils ne vivaient pas sous le même toit, probablement par respect de la liberté de chacun. Bref, une affaire sensible. Ce genre d’activité, l’agitation politique, ne me dit rien qui vaille, surtout en ce moment.
 
– Vous voulez parler des difficultés de Saulver-International ?, intervint Corinne. Il y a eu une manif devant le cimetière, le jour des funérailles du patron. 
 
– Un groupe d’agités sans envergure et dénué de toute légitimité. Les mesures concrètes sont négociées avec des syndicalistes responsables. Elle esquissa un vague geste de mépris comme si ces problèmes sociaux dégageaient des relents fétides ou lui rappelaient de mauvais souvenirs. Le dernier numéro de cette... revue, Le Rat musqué, s’en prenait violemment à la famille Dupont, avec des propos particulièrement insultants envers les descendants. J’espère que ce crime a été commis par un marginal, une querelle entre les membres du groupe, sinon... Enfin, ne nous perdons pas en conjectures. Avant de vous lâcher dans la nature, je voudrais vous parler quelques instants, commandant.

Les autres sortirent dans le raclement des chaises repoussées et gagnèrent le parking pour prendre un véhicule. Normand-Crozier et Jacobsen se firent face, dans un silence pesant. Le pigeon battit soudain des ailes et s’envola, la scène ayant manifestement perdu tout intérêt pour lui. La commissaire semblait perdue dans la contemplation d’un cadre qui était posé devant elle. On y distinguait la photo de deux enfants, un garçon et une fille. Elle s’éclaircit la voix et commença, en ponctuant ses phrases de gestes énergiques de sa main gauche dépourvue d’alliance.

– Vous avez acquis une certaine célébrité à Saulmères, commandant, si, si, inutile de le nier. Vos récents succès... Une réputation usurpée à mon avis. En relisant les rapports de vos exploits – elle appuya sur le mot – j’ai constaté qu’il y avait... des zones d’ombre, des points non élucidés. Lechantre se contentait des résultats. Il était de la vieille école, peu regardant sur les méthodes. L’IGPN n’a rien trouvé de concluant, je l’avoue. Mais je veux, vous m’entendez ?, je veux que tout se déroule au grand jour, dans le respect le plus strict de la déontologie. Avec moi, vous n’en ferez pas qu’à votre tête, je vous préviens. Je suis tenace. Vous me rendrez compte de toutes vos initiatives, sans rien omettre. Dans le cas contraire, je serai sans pitié. Tenez-le vous pour dit.

Il avait croisé les jambes et souriait d’un air contrit, comme s’il était en plein accord avec ses exigences. Elle détestait cette attitude faussement respectueuse, empreinte d’ironie. Ce type lui semblait ingérable par certains côtés. Elle le soupçonnait en outre de connaître en détail le labyrinthe laborieux de sa carrière. Après un cursus universitaire interrompu au bout d’un an de droit, elle avait gravi un à un tous les échelons, depuis ses débuts modestes de gardien de la paix à Roubaix jusqu’à son admission tardive à l’école des commissaires à Saint-Cyr-au-Mont-d’Or. Ce parcours la complexait et l’incitait à nourrir une méfiance instinctive envers un Jacobsen dont la culture était la seule qualité qu’on lui reconnût sans discussion.

– Je ferai comme bon vous semble, concéda-t-il. Ne vous attendez pourtant pas à un dénouement rapide, à une affaire réglée sans le moindre remous. Accordez-moi le bénéfice de la connaissance du terrain. La situation sociale vire à l’aigre à Saulmères. Je ne dis pas que ça peut expliquer ce meurtre mais je gage que ça ne peut qu’envenimer les choses.

– Raison de plus pour qu’on se serre les coudes et qu’on verrouille la procédure. Elle esquissa un sourire et, derrière la sévérité de rigueur du chef, apparut le visage enjoué d’une femme séduisante, avide peut-être de rattraper le temps perdu et de mordre la vie à belles dents après les sacrifices consentis aux promotions.

L’accès à la rue du Sautoir leur imposa un itinéraire tortueux, ponctué par la traversée du Quai-au-sel encombré par les camions de livraison et un trafic déjà dense puis la remontée de la rue de Lille. Elle était en sens interdit après deux cents mètres mais Moreau enclencha la sirène et le gyrophare et déboucha dans la venelle en freinant sèchement afin de ne pas emboutir les véhicules garés devant une façade assez large, couverte d’un crépi pisseux tavelé de plaques brunâtres de crasse et de moisissure. De chaque côté de la porte vitrée, deux baies, enduites à mi-hauteur de peinture blanche pour que les passants ne voient pas ce qui se passait à l’intérieur, révélaient l’ancienne échoppe de quartier, hypothèse confirmée par une enseigne rouillée en forme de bouclier où l’on distinguait encore le mot “cordonnier”. La circulation était momentanément détournée. Des agents, l’IJ, le légiste avaient pris possession des lieux. Un brigadier les laissa franchir le seuil en tournant la poignée de sa main couverte d’un gant de protection.

– Le cadavre est à deux ou trois mètres de l’entrée, les prévint-il. Faites attention.

Gantois était accroupi près du corps allongé sur le dos d’un homme d’une quarantaine d’années, grand, maigre, le visage livide mangé par une barbe noire précocement mêlée de gris et encadré par une longue chevelure qui s’étalait à même le sol. De fines lunettes à monture dorée dont l’élégance contrastait avec la veste et le pantalon de toile bleue, des vêtements d’ouvrier, avaient roulé à côté de lui au moment de sa chute. Stalloni et deux de ses techniciens s’affairaient, relevaient des empreintes, prélevaient des fibres, des cheveux, exploraient minutieusement le carrelage à l’aide d’instruments mystérieux pour Jacobsen qui avait la technologie en horreur et se fiait davantage à son intuition qu’à un laser. Gantois se redressa pour le saluer et désigna la poitrine de Mendès d’où émergeait le manche d’une espèce de stylet ou de coupe-papier.

– Un seul coup, d’une extrême violence, avec une lame acérée qui devait traîner sur la table. En plein cœur, entre les côtes. Mort instantanée. L’assassin n’a même pas pris la peine de retirer l’arme de la plaie.

– Une idée de l’heure ?, lança Jeanine qui examinait la scène de l’extérieur.

– Hier soir, entre vingt-et-une heures et minuit, mais on en saura plus après l’autopsie. D’après son amie, il soupait régulièrement vers vingt heures. L’analyse du contenu de l’estomac peut s’avérer décisive. Le sol est froid malgré la saison. Ça peut avoir des conséquences non négligeables sur la température du corps et sa rigidité.

– Un laps de temps intéressant, intervint Corinne. Il fait encore clair à vingt-et-une heures. Un voisin a pu apercevoir quelqu’un sortir en vitesse.




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